Dans le documentaire, Peter Singer relève qu’aujourd’hui « le point de vue scientifique moderne est ... que de nombreux animaux non humains sont conscients ». Et Jonathan Balcombe complète en notant que la perception du monde animal par l’humain est aussi très différente d’une culture à l’autre. Il fait référence aux nombreuses traditions orientales, entre autres l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme ou le jaïnisme, qui intègrent les animaux dans les cycles de réincarnation. Sacrés pour ces cultures, les animaux ont pourtant été considérés comme de simples aliments dans la culture occidentale. Pour comprendre l’évolution de la pensée philosophique et scientifique du monde occidentalisé, remontons dans le temps.
Aristote (384-322 av JC) est un des premiers à avoir une approche naturaliste et unifiée. Pour lui, tous les êtres vivants sont doués d’une âme. Dans son essai L’histoire des animaux, il distingue tout de même 3 types d’âmes : « nutritive » pour les végétaux, « sensible » pour le règne animal et « cognitive » spécifiquement pour l’humain. Les représentations évoluent, mais c’est aux XVIe et XVIIe siècles qu’un véritable tournant s’opère. Les scientifiques disposent d’instruments de plus en plus performants leur permettant ainsi de préciser leurs observations de la vie. Les découvertes et les révolutions s’enchainent, de Copernic (1473-1543) à Galilée (1564-1642) et Descartes (1596-1650). Ce dernier introduit un concept majeur qui va guider la pensée pendant plusieurs siècles. Le dualisme cartésien différencie 2 substances fondamentales : le corps et l’esprit. L’esprit, indivisible, est le siège de la pensée alors que le corps est « régi par les lois de la mécanique ». Descartes établit une séparation nette entre l’humain et les autres animaux. L’humain est le seul à disposer de l’esprit, lui permettant d’accéder à la pensée et au langage, et il est doté d’une âme et d’une raison. Alors que l’animal en est dépourvu : il n’a pas de pensée et réagit par réflexe, comme une machine sophistiquée; c’est l’animal-machine auquel fait d’ailleurs référence Peter Singer dans son intervention. Le fameux « je pense, donc je suis » donne à l’humain un statut « plus proche de Dieu que des animaux ». Dans son Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vérité, Descartes encourage ses contemporains à développer leur savoir par la science pour se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ... pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ».
À partir de ce moment-là, comme le souligne Sofia Stril-River, la culture occidentale va principalement s’imprégner de ce courant mécaniste. Même si cette théorie de l’animal-machine sera amplement critiquée par la suite, on peut suivre son évolution au travers 3 disciplines scientifiques. Premièrement, dès le XVIIIe siècle, de nombreux savants, dont Galvani et Bell, recherchent les causes de ces comportements réflexes. Ils vont découvrir les phénomènes électriques cérébraux. La physiologie est née, elle évoluera avec les travaux d’innombrables scientifiques (dont Ivan Pavlov et son fameux réflexe de conditionnement) pour conduire aux neurosciences actuelles. Deuxièmement, le comportement d’un animal (et son évolution) est étudié sous l’angle de l’environnement dans lequel il est placé. Le courant des behavioristes interprète que le comportement est essentiellement conditionné soit par un réflexe, soit par les interactions avec son environnement par le biais des récompenses et des punitions. Cette approche participera à l’émergence et à l’évolution des courants de la psychologie. Troisièmement, dans la lignée de Darwin (1809-1882) et de Buffon (1707-1788), les naturalistes vont se mesurer aux behavioristes et étudier les comportements des animaux au sein même de leur milieu de vie. Avec des pionniers comme Konrad Lorenz, ce courant s’affirme au XXe siècle et devient l’éthologie, qui étudie le comportement et les mœurs des animaux dans leur milieu. Aujourd’hui, son essor est énorme, et nous devons notamment citer pour leurs travaux magistraux Jane Goodall, qui intervient à de nombreuses reprises dans le documentaire, et l’incontournable Frans de Waal.
Alors, je ressens donc je suis ?
Les constructions postcartésiennes ont donc été rognées au travers de toutes ces disciplines et de leurs découvertes. Les positions scientifiques actuelles montrent que ce que l’on croyait spécifique à l’humanité peut aujourd’hui être mis en évidence dans l’animalité (par exemple la conscience de soi, la fabrication d’outils, la pensée symbolique, la communication, l’entraide, la culture sociétale...). Dans le documentaire, Toni Frohoff fait par exemple référence à des cultures complexes chez les cétacés, à leurs modes de communication ultrasophistiqués, à leurs émotions et à leurs traditions. D’ailleurs, en 2012, la Déclaration de Cambridge (issue d’un cycle de conférences sur la conscience animale) conclut que les animaux autres qu’humains ont une conscience analogue à celle des animaux humains. Les animaux rejoignent le statut d’êtres sentients : ce sont des êtres vivants, sensibles, intelligents et conscients.
Et pourtant, Corine Pelluchon utilise toujours le présent de l’indicatif pour catégoriser de « culture de la mort » nos rapports aux animaux. Elle nous invite à repenser en profondeur nos relations aux autres pour un « humanisme nouveau ». Ce renouveau est également abordé dans le documentaire par Mathieu Ricard qui cite Lamartine : « On n’a pas deux cœurs, un pour les animaux et un pour les humains. On a un cœur ou on n’en a pas ». Jonathan Balcombe rappelle lui aussi que nous partageons avec les autres animaux les 3 mêmes intérêts fondamentaux : nous recherchons tous à minimiser la douleur, à maximiser le plaisir, et à éviter la mort. Aujourd’hui, ces multiples prises de conscience nous confrontent à l’essence même de notre éthique humaine. Qui doivent être les bénéficiaires de notre morale ? Pour les déterminer, 4 positions considèrent ces différents paliers du monde du vivant : L’anthropocentrisme, encore farouchement ancré dans nos cultures occidentalisées, qui prend uniquement en compte l’humain ; le pathocentrisme, qui agrandit le cercle aux animaux capables de ressentir de la douleur, le zoocentrisme, qui inclut l’ensemble du monde animal ; le biocentrisme (ou écocentrisme) enfin, qui prend en compte l’ensemble du système Terre...
Outre l’aspect juridique qui est approfondi dans le Thème 8, Corinne Pelluchon nous ramène à la question : Est-ce que « éprouver à la première personne » change quelque chose ? Cette question apparemment simple provoque un profond paradoxe : cette sentience, la capacité à éprouver subjectivement les choses, à avoir des expériences propres, à ressentir la douleur, les émotions et à en avoir conscience... c’est le concept même utilisé au XVIIe siècle pour distinguer la capacité humaine de celle de l’animal. Peut-être qu’au final nous ne sommes ni les mêmes, ni différents... à la fois un être très singulier aux performances redoutables, et pourtant un simple animal comme les autres ?
• Approche cartésienne
• Théorie de l’animal machine
• Évolution de la pensée et
des sciences jusqu’au XXIe S.
• Anthropocentrisme et autres p.d.v.
• Intérêts fondamentaux communs
• Éthiques humaines
• Êtres sentients
DES OUTILS PÉDAGOGIQUES
Esprit critique / Canopé, Scérén
Dossier pédagogique pour développer l’esprit critique des élèves. Outils et méthodes tout au long des 20 séquences pédagogiques très détaillées, clés sur porte, sur des sujets transversaux (analyser, vérifier, débattre, argumenter, mettre à l’épreuve, ...).
Etre ou ne pas être le nombril du monde / INFOR’IDée 3/2021
Réseau IDée : Nous ne manquons pas de mots pour signifier notre toute-puissance. Il y a nous, et puis le reste. Nous nous jetons corps et âme dans l’anthropocentrisme. Ça rassure. Mais ça fissure... www.reseau-idee.be/sites/default/files/InforIDee/Infor-3-2021.pdf
DES LIVRES POUR VOUS NOURRIR
Un Tanguy chez les hyènes / François Verheggen
Ce livre nous sort de notre vision anthropocentrée. Au travers de trente récits d’éthologie riches en anecdotes, il explore le comportement des animaux qui rappelle intimement celui des humains... Ne serions-nous finalement pas si différents ?
Désobéir pour les animaux / collection « Les désobéissants »
L’exploitation des animaux n’a pas toujours été aussi violente que de nos jours, alors que tout montre qu’ils sont indispensables aux équilibres des écosystèmes et des êtres sentients. Ce petit ouvrage (62p.) propose des données pour comprendre, des arguments pour discuter, et des conseils pratiques pour s’opposer.
Les animaux dénaturés / Vercors
Ce roman nous plonge dans la recherche du chainon manquant. Extraordinaire satire, à la croisée de chemin de l’humanité et de la justice, qui soulève la grave question de ce que nous sommes devenus, nous les « personnes humaines » : de simples animaux dénaturés?...
PASSER À L'ACTION
En fonction de vos centres d’intérêt et de votre degré d’investissement, de très nombreuses organisations recherchent des volontaires, des militants et des activistes. Sur ce thème, nous pouvons au moins citer :
‣ Ligue pour la protection des oiseaux
‣ WWF
‣ Association Gaïa
‣ L214
‣ Wolf Eyes
‣ Végétik
‣ Les Amis des Bonobos au Congo (ABC)